Albert,
23 ans, beau jeune homme, esprit clair, physique de costaud, des principes
moraux bien ancrés, du courage et du bon sens naturel, un savoir-faire expert
d’artisan, une sociabilité appréciée, de la bonne volonté, destin hélas brisé …
Pris dans la tourmente de son temps, celui de la Guerre de 39, grande dévoreuse
de vies, et des incorporations qui ne vous laisse rien de votre destin, cette cruelle
époque de la faillite des élites qui ont fait le choix de la défaite et de
sacrifier leurs propres armées sans même combattre. Albert, durant de longues
heures, longues journées, longues semaines, longs mois, longues années, sept
longues années de son existence consumées à passer loin des siens, de sa famille,
de sa maison, de ses amis, de son quotidien, loin de ses rêves et projets aussi,
loin de sa Drôme natale, ce doux et aimant territoire de collines et vallées, son
Rhône puissant, ses tours, châteaux et prieurés, terroir glorieux du Dauphiné, Royaume
des champs fruitiers et céréaliers, des quatre saisons bien affirmées, pays du bon
vin et du plus redoutable vent qui soit, magistral St Joseph et abominable mistral,
et de la bonne charcutaille aussi, de ses pittoresques villages de pierre et de
ses belles routes ensoleillées où ses cuisses, reins, poumons et mollets de
cycliste passionné se sont aguerris.
Albert,
tu étais porteur d’une Civilisation, d’une Verticalité, d’une Education, pas
seulement d’un idéal politique ou d’un dieu à prier, comme tant d’autres autour
de toi, mais bien d’un art de vivre, d’une noblesse de cœur et de comportement,
d’une rayonnante joie intérieure et de la royauté de ton sang. Avec des valeurs
humaines enracinées profondément dans l’âme, ces vertèbres qui structurent tout
un être avec lui-même et la société. Et c’est certainement ce qui t’a sauvé, ce
qui préserva ta sensibilité. Non seulement pour échapper au feu, au métal et aux
mauvais coups du sort, aux allemands, aux anglais, aux russes, et à quelques
sauvages français aussi, aux aviations des uns, aux artilleries des autres, aux
ordres et contre-ordres, aux corvées et travaux forcés, aux ventres affamés,
aux cris d’effroi, aux yeux angoissés, aux affres de la captivité et à la déroutante
libération. Comme quand, à Ostwine, sur la rive de l’Oder, en Mars 45, les
bombardements des colonnes vous plongeaient tous dans la torpeur de la mort
imminente, la terreur mortifère des impacts et éclats, les visions d’horreur et
de fin du monde, des visages tuméfiés, corps en sang et haleines empoussiérés,
des cadavres déchiquetés et éparpillés pour habiller tout de noir les regards.
Avec ses moments existentiels insupportables de profonde solitude et détresse
intense, de doute de tout, d’isolement, de désespoir rampant, d’abandon, d’endeuillement,
de dégoût tenace de la nature humaine. Mais où malgré tout, par instinct et
principes, sur ces chemins de perdition, ta bravoure et humanité personnelle ont
su rassuré et conforter malgré tout tes camarades de galère. Prodiguant ces
petits actes de bonté, de lien et de sens, et même d’héroïsme, qui marquent à
vie ceux qui les reçoivent, mais que les romans nationaux et livres d’Histoire
ne glorifient guère, préférant eux les « exploits » des boutiquiers, industriels
et grands assassins, et les récits surfaits des petits aventuriers. Des valeurs
et une authentique spiritualité donc, qui t’ont surtout permis de survivre avec
dignité, toutes larmes rentrées, au désespoir et à la folie. Puis plus tard aux
traumas et aux souvenirs. Albert, rempli de gratitude et reconnaissance pour la
divine protection, tu avais fait le vœu, si tu revenais vivant de cet enfer, de
restaurer pierre par pierre la chapelle de Notre Dame de Monceau du village d’Espeluche,
dans ta Drôme provençale natal, ce que tu fis avec tout ton cœur, tout ton
respect et tout ton art de tailleur de pierre et de la géométrie sacrée, dans
les mois qui suivirent ton retour, en 1947.
Albert,
sur le tragique théâtre des combats, tu as sauvé des vies, à commencer par la
tienne, et ainsi permis celle de Jean-René, ton fils aîné qui arrivera deux ans
après ce périple apocalyptique, un certain 8 Mai, comme pour bien signifier ta
volonté de retrouver et transmettre la Paix. Puis la mienne, quelques trois décennies
après les évènements. Tu as eu juste le temps de me voir naître (Octobre 1974),
mais pas moi de te connaître (tu décèderas en 1975, un mois avant de pouvoir
bénéficier d’une légitime et mérité retraite). Cette chapelle restaurée, cet engagement honoré, pèse lourd
jusqu’à aujourd’hui dans le patrimoine moral, dans l’héritage immatériel, que
tu nous lègue. Rescapé d’un long et douloureux parcours, survivant
jusqu’à la transmission, au passage de témoin, bravo pour tout. Merci Albert,
merci grand-père !
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