(pour Jean-René et tous les amateurs passionnés de cyclisme
comme lui qui font la noblesse de ce sport)
52x15,
il a mis le grand braquet, c’est son échappée, la bonne, celle sans retour,
celle qui va au bout. Mains gantées bien accrochées au guidon, le regard fixant
tour à tour la roue avant et l’horizon, les mollets tirent gros, le souffle est
encore régulier, les poumons et le cerveau bien aérés, et le corps souple
prolonge agilement la géométrie sacrée de sa monture. Au moindre coup de cul,
il relance, change de braquet, mouline un peu, tire gros de nouveau, l’écart se
creuse, devient sérieux. Désormais il est seul devant, seul sur une longue route
avec sa vieille bécane pour compagne, seul à l’avant, le trou est fait, personne
ne peut le rattraper. Le paysage défile, la bande blanche aussi, le peloton
devient abstraction, les poursuivants de vains partenaires, dès lors il ne se
retournera plus, sa course, c’est avec lui-même qu’il la fait, contre lui-même
qu’il roule. Vente de face, de côté, quelques zones abritées, nids de poule
évités, le goudron s’avale sans discontinuer, les badauds, bon public, le saluent.
Longues minutes et longs kilomètres après, la sueur perle, la viande devient
plus raide, la mâchoire plus crispée, les sensations évoluent, et surtout, sous
la caboche, ça commence à bien bouillir, à psychoter. Le cuissard irrite un
peu, la pédale gauche semble prendre du jeu, le dernier café est mal passé, le
bidon est quasi vide, la dernière pate de fruits est déjà digérée, la fringale
va-t-elle le flinguer ? Dans ces moments-là, cette attente-là, encore trop
loin de l’arrivée, encore trop de longueurs et de dénivelé à absorber, ça
furette dans ses pensées. Il regrette alors de ne pas avoir plus forcé ses
séances d’entraînement, surtout la préparation hivernale, le pignon fixe, le
cyclo-cross, et le derny aussi, tout ce qui est la Tradition de ce sport que
beaucoup d’éducateurs tentent encore de faire vivre, de transmettre, de sauver
du scientisme déshumanisant. Il regrette aussi de n’avoir adopté un régime diététique
plus exigeant, plus strict, avec plus d’agrumes, de légumes crus, de féculents,
moins de lipides et sucreries, lui qui n’a pourtant aucun gras sous la peau,
juste du pur muscle tonique sur les os. Il regrette de n’avoir un matériel plus
performant pour gagner de précieuses secondes et faire la différence, comme la
dernière série des dérailleurs Campagnolo, le dernier modèle de jante et de boyau,
un cadre encore plus léger, peut-être des trous dans les manivelles de son
pédalier. Son esprit récite alors ses échecs passés, trop nombreux, ses
défaites accumulées, comme une fatalité, ses doutes sur ses capacités à
accomplir un succès. Il souffre, s’inquiète, se tourmente, se torture, se
déteste aussi, et il lui faut trouver mille et une excuses pour justifier.
C’est aussi contre tout cela qu’il roule, contre la gamberge, contre ses démons
et sa mauvaise voix intérieure, contre lui-même. Il lui faut reconnaître que, étant
d’un gabarit léger, d’une taille très moyenne, il n’a jamais eu la puissance et
l’explosivité d’un sprinter, ni la folie aussi, donc la quasi impossibilité
d’attendre une arrivée bien au chaud dans le paquet. Son profil est autre, il
le sait. Et sa nature aussi, ses rêves, son caractère. Depuis toujours il a le
goût des défis, la passion des grandes envolées, le lyrisme des longues
chevauchées. Gagner a donc toujours signifié arriver seul pour lui, la
récompense d’une attaque bien placé, d’un effort bien dosé, d’une offensive
bien menée. S’échapper, attaquer, provoquer, se glisser dans une cassure, s’extirper
opportunément du peloton, cette masse mouvante d’infortunés compagnons, tantôt
adversaires, tantôt compères, souvent les braves camarades des mêmes galères.
Car finalement, dès lors que nous arrivons au bout, la distance, le climat et
les difficultés endurés sont similaires pour tous. Au bout du parcours
justement, de ce combat, de cette virée au-delà de soi, il y aura une ligne
franchie les bras levées, des bravos, des sourires, des hourras, des baisers. Il
y aura un speaker qui le nommera de manière grandiloquente, les officiels, les
fleurs, les photos, les médailles. Surtout il y aura cette indescriptible joie
difficile à partager, cette récompense qui n’a pas de prix, cette émotion qui
n’appartient qu’à lui, sa victoire intérieure !
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